Réintroduction des bisons en Roumanie : à la conquête d’une liberté pleine de défis

Réintroduction des bisons en Roumanie : à la conquête d’une liberté pleine de défis

Après deux siècles d’absence en Roumanie, les bisons sont de retour depuis 2014 dans les Carpates. Grâce aux réintroductions successives, une solide population y évolue désormais en toute liberté. Mais la conservation garde toujours une part d'imprévisible. Cet été, nous avons assisté à l'un de ces moments uniques où la science rencontre la réalité du terrain.

Depuis le tout petit village d’Armeniș, au cœur des Carpates roumaines, il faut environ une heure de quatre-quatre, rebondissant généreusement dans les chemins sinueux de la forêt, pour arriver à la zone d’acclimatation des bisons. « C’est ici qu’a commencé le voyage des plus de 100 bisons que nous avons déjà réintroduits depuis 2014 », explique Adrian Grancea, le biologiste en charge du projet au WWF-Roumanie.

Pendant plus de 200 ans, les vastes forêts des Carpates roumaines furent privées d’un de leurs habitants les plus majestueux. Et en 1927, c'est de toute l'Europe qu'il a fini par disparaitre. Par chance, les quelques individus captifs ont permis des réintroductions successives depuis les années 1950 dans plusieurs pays d’Europe. Au cœur des Carpates roumaines, le projet de réintroduction mené par le WWF et Rewilding Europe reste cependant unique . « Ce qui est différent ici est que les bisons sont totalement libres. Ils ne sont nourris d’aucune manière, nous n’interagissons plus avec eux une fois qu’ils sont relâchés. Ces deux dernières années, au moins vingt petits sont nés. Ceux-là sont complètement sauvages : ils n’ont probablement jamais vus d’humain de leur vie. »

le camion de bisons arrive
Le camion contenant les bisons est arrivé fin mai 2024 à la zone d'acclimatation
Les bisons arrivent en Roumanie
Ils sont alors relâchés dans la zone d'acclimatation

Mais avant la liberté, les bisons venus des quatre coins d’Europe doivent s’habituer à leur nouvel habitat. Pendant quelques semaines, ils demeurent dans leur premier point de chute, un enclos de 13 hectares, constellé de caméras de surveillance. « Il est essentiel de garantir leur pleine santé avant de les relâcher. On récolte les images des caméras pièges et on passe beaucoup de temps à les observer ». L’enclos est délimité par deux rangées de clôtures : une en bois, une électrique. « Nous avons déjà eu une horde impatiente qui a simplement détruit les clôtures pour accéder plus rapidement à la liberté, il y a quelques années. Depuis, on a renforcé la sécurité », sourit Adrian.

Les 14 bisons de cette année, arrivés de Suède et d’Allemagne (respectivement quatre et 10 bisons), évoluent tranquillement depuis un mois dans leur nouvel décor. Et le lundi 1er juillet 2024 était un jour de fête : celui où Gimli, Legolas, Leia, Helena et tous les autres deviendraient des bisons sauvages.

Carpates roumaines

Dernières vérifications avant la libération des bisons

Adrian Grancea et son collègue Matei Miculescu, l’écogarde en charge des bisons, sont de très bonne humeur. « Ça a beau faire des années qu’on travaille sur ce projet, le moment de la libération a toujours un goût particulier », nous confie Adrian.

enclos des bisons

Mais tout d’abord, il s’agit de les trouver. Bien qu’encombrants et moyennement vifs, les ruminants peuvent se trouver n’importe où dans ces 13 hectares : dans les zones boisées comme au plein centre de la plaine. Rapidement, nous trouvons des preuves tangibles de leur passage récent : des bouses, des touffes de poils et des zones d’herbe aplatie (« ils ont dormi ici cette nuit », nous chuchote Adrian).

Après une vingtaine de minutes de marche sous le soleil écrasant de juillet - et sur un chemin pentu, Adrian nous arrête net de sa main levée. Silence ! Les bisons, mastodontes de muscles, sont là, dans le creux de la plaine. Il ne faudrait pas les effrayer. Eux ne réagissent pas, broutent au rythme de leur queue qui chasse distraitement les mouches. Certains finissent par lever les yeux vers nous, sans s’en inquiéter davantage. Après tout, ce sont encore des bisons captifs.

Troupeau de bisons
Gimli, Legolas, Leia, Helena et les autres bisons

C’est cela qui est émouvant : ces bisons n’ont toujours connus que la captivité. Et aujourd’hui, tout va changer. Ils rejoindront l’une des zones les plus sauvages d’Europe : 150 000 hectares de nature protégée. Peut-être ne les reverra-t-on jamais. Mais avant le graal, viennent les dernières vérifications d’usage. Les deux collègues communiquent à voix basse, les étudient avec leurs jumelles. Longtemps. Petit à petit, Adrian change de ton et son sourire s’efface.

La conservation et ses imprévus

Ce qui est à la fois difficile et magnifique avec la conservation, c’est que l’on travaille avec la nature sauvage et imprévisible. Les aléas sont nombreux même si toutes les conditions sont réunies pour que tout fonctionne. « La femelle, Helena. Elle boîte », nous annonce-t-il finalement, sans quitter ses jumelles.

« Alors, » précise-t-il, « les portes restent fermées. Elle doit d’abord être soignée par un vétérinaire. Sinon, on risque de l’envoyer à la mort en la laissant partir. » La déception est palpable, mais ce sont les risques du métier.

Bisons in Romania

Le silence qui accompagne notre descente est plus lourd qu’à l’ascension. Avant de partir, nous faisons le tour de la dizaine de caméras qui surveillent nos géants jour et nuit. Les images offriront peut-être de précieuses informations sur la blessée. Matei, l’écogarde principal, vérifie quant à lui que l’électricité circule bien dans tout l’enclos.

À la recherche des bisons sauvages dans les Carpates

Le lendemain, nous retournons sur les lieux pour partir à la recherche des bisons sauvages, cette fois. « On a de la chance, ils sont passés récemment », note Matei après seulement quelques minutes de crapahutage. « Peut-être pour observer leurs congénères, dans l’enclos… ». Comme il a plu la semaine d’avant, les sous-bois sont encore humides. Des empreintes fraiches marquent la boue, témoins de leur passage récent. Et puis, tel un trophée, une large bouse fraiche se déploie devant nous.

bouse de bison

Matei s’accroupit, enfile un gant chirurgical et sort un pot transparent à bouchon jaune, de ceux que l’on peut recevoir à l’hôpital. Il contient du liquide transparent, de l’éthanol. « L’ADN nous donne des informations importantes sur les bisons sauvages, comme leur degré de consanguinité. ». Matei s’amuse de nos yeux ronds. « Il faut creuser au centre : c’est là que se trouve le mucus le plus frais. » Il s’exécute et enferme sa petite récolte dans le pot, sur lequel il marque la date et le lieu. La fiole rejoindra les centaines d’autres échantillons conservés au centre d’informations pour être analysée.

Fioles éthanol bisons

Après avoir traversé des bois denses, la vue se dégage et nous permet de voir les forêts et plaines alentour. Matei dégaine une antenne cette fois, accompagnée d’un petit boîtier, qu’il lève vers le ciel, dans l’attente d’une éventuelle réception. En effet, quelques bisons sauvages sont équipés de colliers GPS, ce qui permet, théoriquement, de les suivre. « Mais la technologie n’est pas aussi avancée qu’on pourrait le croire. Ici, dans les Carpates, il y a si peu de réseau qu’il faut une chance énorme pour obtenir une réponse par antenne. À part si le bison ne se trouve qu’à quelques kilomètres, ce qui est rare aussi quand on sait qu’il évolue dans de si grands espaces ». Pourtant, cela arrive : Matei, en plus de ses responsabilités d’écogardes, mène parfois des groupes de photographes ou passionnés observer les bisons sauvages. Pas de chance cette fois. Mais nous ne rentrons pas les mains vides.

Collier GPS bisons
Collier GPS
Antenne GPS pour repérer les bisons
Antenne GPS

La conservation fonctionne

Aujourd’hui, près de 200 bisons foulent en toute liberté les Carpates roumaines. Le projet, qui semblait fou avant de le concrétiser, est maintenant l’un des plus grands succès de conservation en Europe. Une victoire dont l’objectif n’est pas uniquement de sauver une espèce de l’extinction, mais aussi d’en faire profiter tout son écosystème. « Ici, le bison est la seule espèce qui permet de créer et d’entretenir des espaces ouverts dans la nature. Or, une forêt continue n’offre pas la même diversité qu’un paysage en mosaïque, qui permet à bien d’autres animaux et insectes de prospérer. Et en fin de compte, une biodiversité florissante offre de la meilleure nourriture, de l’eau plus pure, un air plus sain. », explique Adrian Grancea.

Selon les experts, les 150 000 hectares pourraient accueillir jusque 450 bisons. Mais en ce qui concerne les réintroductions, il ne reste qu’une trentaine d’individus à relâcher en quatre ans. Et après ? « Il faut se rendre compte qu’on fait de la science expérimentale, ici. Les chercheurs ne savent pas nous dire exactement combien d’individus sont nécessaires pour assurer une population viable. Le « nombre magique » est inconnu : 300 ? 400 ? Mais pour le moment, on est optimistes : nos analyses ADN indiquent que la consanguinité est faible, et le taux de reproduction est bon. Il reste beaucoup d’inconnues, mais on a l’habitude », conclut Adrian en souriant.

bisons in romania

Et enfin, la liberté

Après notre venue et de longues péripéties, la bisonne a guéri de sa blessure. Finalement, nous nous sommes réveillés un mercredi en août avec ce message d’Adrian : « Nous avons enfin pu ouvrir les portes, nos gros amis pelucheux sont presque tous sortis cette nuit. » Une sortie immortalisée par une caméra de surveillance : peut-être le dernier regard que nous aurons sur ces animaux, qui ont rejoint l’immensité sauvage des Carpates roumaines.

LIFEwithBison is co-funded by the European Union through the LIFE Programme. The views and opinions expressed are those of the author(s) alone and do not necessarily reflect the official views of the European Union or CINEA. Neither the European Union nor the granting authority can be held responsible for them. Partners: WWF-Romania, WeWilder, Rewilding Romania, Rewilding Europe, the Institute for Research and Development in Cinegetics and Mountain Resources, and the municipalities of Armenis, Teregova, and Cornereva

Le bison, élève modèle du Rapport Planète Vivante 2024

La semaine passée sortait notre Rapport Planète Vivante 2024. Il y fait état de la chute catastrophique de 73 % des tailles moyennes de populations de vertébrés dans le monde. Très peu d’espèces dessinent une courbe d’évolution positive. Mais il y en a : le bison en est un exemple. L’Europe comptait en 2020 6 800 bisons sauvages, contre zéro en 1950. Cette même année, l’espèce a changé de statut sur la liste rouge de l’IUCN, passant de « vulnérable » à « quasi menacé ».

Cet incroyable succès démontre que l’humain est capable d’accomplir de grandes victoires pour la nature. Ensemble, nous pouvons continuer à écrire des suites heureuses pour bien d’autres espèces encore…. Et donc pour nous. Car en soutenant des projets de conservation, c’est surtout un écosystème entier que nous améliorons.