Préserver l’Eastern Plains Landscape. Mission impossible ?

Préserver l’Eastern Plains Landscape. Mission impossible ?

Troisième et dernier épisode de ce carnet de voyage, à la découverte des projets de terrain du WWF au Cambodge, soutenus par notre équipe belge. Antoine Lebrun termine sa visite par la province du Mondulkiri, où la déforestation bat son plein…

 

Pour se rendre à Sen Monourom, capitale de la province du Mondulkiri, il nous faut d’abord nous diriger vers le Sud-Est et la frontière vietnamienne, jusqu’à atteindre la ville de Snoul. Nous continuons encore quelques kilomètres avant de bifurquer vers le Nord-Ouest. La route qui va de Snoul à Sen Monourom était une piste de terre jusqu’à ce qu’elle soit macadamisée il y a quelques années. Ce qui ne fut pas sans conséquences…

De Kratie à Sen Monourom

Quelques kilomètres après la bifurcation, nous atteignons le « Snoul Wildlife Sanctuary », qui n’a de sanctuaire que le nom. Car le long de cette route, on ne voit que des plantations d’hévéas à perte de vue. Le « Sanctuaire » était encore une forêt intacte il y a dix ans. J’avoue que j’ai du mal à le croire quand je vois ce qu’il en est aujourd’hui. Pour en avoir le cœur net, je vérifie les photos satellites via Google Maps et le résultat est… bluffant. Vous pouvez le regarder en vidéo ici ou en photos ci-dessous.

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Décembre 2004. L’aire protégée joue encore bien son rôle. La déforestation s’arrête aux limites du parc.
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Décembre 2008. On peut voir que la déforestation se développe le long de la route qui traverse le parc,
du côté de l’entrée Est, vers Sen Monourom.
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Décembre 2012. Les plantations d’hévéas sont entrées dans le parc et en quatre ans,
c’est la moitié de la forêt qui a été rasée et convertie en plantations.
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Décembre 2016. L’extension des plantations continue et il ne reste plus grand chose de la forêt d’origine,
peut-être un quart tout au plus.

En moins de 10 ans, ce sont environ 400 km² de forêts qui ont disparu au profit de plantations. Pour donner un ordre de grandeur, la « grande » forêt de Saint-Hubert en Ardenne fait 110 km². Hallucinant que des surfaces pareilles puissent disparaître en si peu de temps au sein même d’une aire protégée. Alors, tout ça peut sembler décourageant mais c’est pourtant bien pour ça que nous sommes là, pour éviter que les autres réserves ne connaissent le même sort. Et heureusement, dans les aires protégées où nous sommes présents, la situation n’est pas la même.

Le soir, nous arrivons à Sen Monourom, capitale de la province du Mondolkiri. Sen Monourom nous fait penser à une ville du Far West, plantée sur sa colline avec moins de 10 000 habitants.

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Le marché de Sen Monourom
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Et sa vie nocturne… trépidante !

Eastern Plains Landscape

Le lendemain matin, nous partons vers les deux aires protégées où le WWF est impliqué : Srepok & Phnom Prich Wildlife Sanctuaries (5 000 km²), situées dans le « Eastern Plains Landscape ». Ce dernier recouvre une superficie de 30 000 km² à cheval sur quatre provinces du Cambodge et constitue le plus grand bloc de forêt intacte en Asie du Sud-Est. Les deux aires protégées dont le WWF s’occupent se trouvent au cœur de ce paysage et font partie des 200 zones que le WWF a identifiées comme devant être préservées en priorité pour la biodiversité mondiale, une sorte de patrimoine mondial de la biodiversité. Les aires protégées de Srepok et Phnom Prich présentent une large diversité d’habitats (forêts tropicales et forêts sèches) et abritent beaucoup d’espèces emblématiques dont certaines sont en danger critique d’extinction : le crocodile du Siam (Crocodylus siamensis), le léopard d’Indochine (Panthera pardus delacouri), l’éléphant d’Asie (Elephas maximus), et encore beaucoup d’autres. Le Tigre y était encore présent jusqu’il y a dix ans à peine. Il a été pris en photo pour la dernière fois par une caméra-piège en 2007 . Il est considéré comme éteint depuis lors au Cambdoge. Et le projet du WWF est de le réintroduire dans la réserve de Srepok à l’horizon 2022 !

La communauté du bambou

Nous commençons la journée du dimanche 15 octobre par une rencontre avec une communauté indigène qui vit en bordure de la zone de conservation. De façon comparable à ce que nous avons vu sur le Mékong, l’implication des communautés locales est indispensable à la préservation de la nature. L’implication passe par la sensibilisation, l’aide au développement économique, le recrutement de villageois pour participer aux patrouilles des rangers, etc. Ici nous rendons visite à une communauté qui exploite des plantations de bambous pour en faire des bâtonnets à encens, notamment.

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On arrive dans le village à l’aide d’un radeau… On peut aussi nager, à ses risques et périls.
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La fabrication des bâtonnets à encens.
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À côté du lieu de travail, l’abri pour se reposer, manger et s’occuper des enfants
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Du raisin sauvage, dans la forêt de bambous.
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Un coupeur de bambous.
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L’équipe du WWF EPL, plus quelques invités.

Ranger, mission impossible…

Si l’on compare la situation des aires protégées de Srepok et Phnom Prich avec la situation de Snoul qui a pratiquement été rayée de la carte en 10 ans, les aires dont nous nous occupons se situent plus ou moins dans la situation de Snoul en 2008… La macadamisation de la route il y a deux ans permet aujourd’hui d’accéder rapidement et en toutes saisons à Sen Monourom (six heures au lieu de deux jours depuis Phnom Penh, en saison sèche comme en saison des pluies). Il est donc urgent de parer aux deux menaces qui pèsent sur les aires protégées : la conversion en concessions économiques (plantations, mines, etc.) et le braconnage (défaunisation et coupe de bois illégale). La menace du braconnage est immédiatement visible quand nous visitons la base des rangers.

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Les rangers nous font un accueil professionnel et protocolaire lorsque nous arrivons à leur base.
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Le matériel qu’ils saisissent est parlant. Ici des pièges disposés par les braconniers dans la forêt.
7 000 ont été trouvés l’an dernier, et dans 7 % des cas, une bête avait été prise au piège…
et cela va des petits mammifères jusqu’aux éléphants ou aux léopards.
Les animaux sont chassés pour la viande de brousse ou pour la valeur commerciale de certaines espèces.
Le parc étant frontalier avec le Vietnam, il doit faire face à une double menace,
celle domestique venant du Cambodge et celle venant du Vietnam,
plus difficile à contrôler car les rangers n’ont bien sûr pas le droit de passer la frontière.
Alors que pour les braconniers, la frontière n’existe pas.
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Une excavatrice a même été saisie en plein milieu de la zone de conservation…
Tout autour, on peut voir les lots de bois qui ont été saisis.
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Des armes artisanales qui ressemblent à des jouets, mais peuvent tuer des petits mammifères ou des oiseaux.
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Des motos chaînées qui permettent de circuler dans la forêt en toutes saisons… et d’échapper aux rangers.

Dans les deux aires protégées où nous sommes impliqués, la défaunisation bat malheureusement son plein. Les recensements que nous menons tous les deux ans montrent un véritable effondrement des populations animales, prélude à des disparitions complètes et définitives. Nous avons devant les yeux une illustration vivante de ce que nous dit notre Rapport planète vivante (voir mon post à ce sujet). Les raisons en sont simples, le gouvernement n’a tout simplement pas les moyens – ou la volonté – de doter suffisamment les aires protégées pour assurer l’intégrité de la zone de conservation. À titre d’exemple, la norme internationale prévoit six rangers par 100 km², le Parc ne dispose que d’un ranger pour 200 km².Soit même pas un garde forestier pour la « grande » forêt de Saint-Hubert. Et les rangers manquent de tout (moyens de communication, de transport, formation, etc.) et le gouvernement ne leur fournit pratiquement rien. La seule voiture dont dispose le Parc est celle du WWF.

Le WWF compense mais à la mesure de ses moyens, ce qui ne suffit pas à arrêter l’hémorragie, malheureusement. D’autant que nous devons aussi financer : le monitoring (les comptages d’espèces à intervalles réguliers), le travail de lobby visant à convaincre les autorités de ne pas octroyer de concessions dans les zones de conservation, et enfin, le financement des experts qui mettent sur pied les plans de développement territoriaux de la province. Rôle peut-être pas évident au premier abord mais il vaut mieux que nous aidions à le faire plutôt que de laisser une compagnie d’exploitation forestière ou minière s’en charger…

Au final, cela ressemble un peu aux travaux d’Hercule, sauf que nous avons la taille du Petit poucet. À cet égard, les rangers ont vraiment une « mission impossible » mais malgré tout, on sent que ces gens sont passionnés par leur travail. Ils sont conscients que nous ne pourrons peut-être pas tout préserver mais sont prêts à se battre pour préserver ce qui peut l’être. Chapeau bas.

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Les rangers sont fiers de leur travail et cela se voit.
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Et voici la première femme ranger du Cambodge !
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Quand ils ont appris qu’il y avait une ranger femme dans un poste,
les rangers des autres postes ont demandé à recevoir, eux aussi, l’aide d’une cuisinière…
Hum : / Il reste encore pas mal de boulot…
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Ici, une ranger femme de la communauté indigène et un exemple d’inclusion des communautés
dans le travail de protection de la réserve.

Mais il y aussi des raisons d’être optimiste, la raison de ma visite était notamment d’en apprendre plus sur le projet de réintroduction du tigre. Ce dernier repose précisément sur une augmentation drastique du budget qui permettra d’engager un nombre suffisant de rangers, de les équiper correctement et de rétablir l’intégrité de la zone de conservation. La réintroduction du tigre est probablement la seule option qui permettra de préserver les forêts de cet « Eastern Plains Landscape ». Notre équipe sur place a bon espoir que le financement soit bouclé dans les mois qui viennent. Une chose est certaine, nous avons une fenêtre d’opportunité de quelques années pour sauver ce trésor de biodiversité. Et dernièrement, le Premier ministre cambodgien a publiquement affirmé son soutien à ce projet, ce qui était une condition sine qua non !

L’Ibis de Davison

Qui connaît l’Ibis de Davison ? Honnêtement, pas moi, jusqu’il y a deux semaines. C’est ça qu’il y a de beau avec les espèces parapluies, comme le tigre que tout le monde connaît. Car en protégeant ce dernier, on protège l’écosystème qui l’abrite mais également toute une série d’espèces qui partagent son habitat. Si elles sont moins connues, ce n’est pas parce qu’elles sont moins belles ou moins intéressantes. Elles sont parfois plus discrètes, moins nombreuses, parfois plus gracieuses, comme l’Ibis de Davison que nous allons observer en fin de journée.

L’Ibis de Davison (Pseudibis davisoni) est une espèce en danger critique d’extinction dont il ne reste que 300 individus répartis en 3 populations : une à Kalimatan en Indonésie, une au Vietnam et une au Cambodge. C’est un bel Ibis d’environ 80 cm au plumage sombre avec un col blanchâtre. À la tombée du jour, les Ibis se rassemblent en petits groupes pour passer la nuit sur un arbre. Ils s’approchent en planant au-dessus des rizières tout en poussant un cri de rassemblement (à écouter ici).

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Les rizières où les Ibis viennent passer la nuit.
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L’attente…

Ce soir-là, nous avons pu observer un groupe de cinq individus venus passer la nuit sur un arbre au milieu des rizières. Nous sommes en train d’observer près de 2 % de la population mondiale d’Ibis de Davison, sur un seul arbre… Peut-on mieux illustrer la fragilité de la biodiversité ? À l’aide d’ombres chinoises peut-être ?

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En cherchant bien, vous devriez pouvoir identifier quatre ibis, dont trois en mouvement.
À l’échelle d’Homo Sapiens, 2 %, ça fait 140 millions d’individus et ça ne tient pas dans un arbre…
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Bonne nuit : )

 Antoine Lebrun